Extrait de la biographie de Bill Gates Bill Gates et la saga de Microsoft - Daniel Ichbiah
"Mais pendant combien de temps va-t-on m'ennuyer avec cette histoire ! Je n'aime pas penser à ma fortune personnelle. Seul un tout petit pourcentage m'est nécessaire pour mener naturellement ma vie !"
La voix est plaintive et le visage dénote une profonde exaspération. Aurions-nous abordé un sujet tabou ? Sans aucun doute. La moindre évocation de son immense fortune a le don d'agacer Bill.
"L'argent ne me rapporte rien, si ce n'est des questions indiscrètes" a déclaré un jour ce milliardaire original qui pour un peu, ferait passer sa situation comme peu enviable.
Un seul domaine se trouve paré d'un rempart plus épais encore : celui de la vie sentimentale de l'un des partis les plus recherchés au monde. "Je préfère demeurer dans l'ombre" jette le président longtemps réputé comme un séducteur. "Je n'ai aucun secret à cacher mais j'entends préserver ma vie privée" proteste Gates lorsque l'on essaye de percer l'armure. Il va jusqu'à parler de "voyeurisme" en cas d'insistance.
Pourtant, depuis le 5 octobre 1992, il est devenu difficile pour Bill d'échapper aux inquisitions médiatiques sur les sujets les plus triviaux qui soient. En ce jour, le natif de Seattle est passé en position numéro un de la liste des 400 américains les plus riches, publiée par le magazine Forbes. A 36 ans, il est le plus jeune à avoir atteint cette place, avec une fortune évaluée à 6,3 milliards de dollars.
L'événement est suffisamment exceptionnel pour que la presse et les télévisions du monde entier braquent soudain leurs projecteurs sur l'homme le plus riche des Etats-Unis. Gates devient du jour au lendemain, un sujet de reportage idéal pour des magazines dont les préoccupations sont parfois fort éloignées du logiciel et des Autoroutes de l'Information. Certains mettent en valeur de manière indirecte la réussite de son entreprise en affirmant qu'il est à l'informatique ce que John D. Rockefeller a été au pétrole, Henry Ford à l'automobile et Andrew Carnegie à l'acier. D'autres insistent sur l'étendue de sa richesse, expliquant que si Bill Gates décidait de s'arrêter de travailler et vivait encore une quarantaine d'années, il pourrait se permettre de dépenser plus de 500 000 dollars (2,5 millions de francs) par jour jusqu'à la fin de sa vie.
Peu disposé à disserter sur les frasques et prodigalités qu'amènerait une existence de nabab, Bill prend un malin plaisir à édulcorer et diluer toute allusion à sa fortune. Il rappelle volontiers que celle-ci est pour l'essentiel virtuelle - elle n'existe que sous la forme de parts de l'entreprise qu'il a fondée. Sur les 269 millions d'actions en circulation, Bill Gates détient 33% des parts. Ce que traduit avant tout un tel événement est la progression exponentielle de Microsoft depuis l'introduction en Bourse. Entre mai 1986 et novembre 1992, la valeur du titre a augmenté de mille deux cent pour cent. Plusieurs divisions en cascade expliquent une telle évolution; la compagnie ayant décrété à plusieurs reprises que chaque action en valait désormais plusieurs.
Le fondateur de Microsoft est loin d'être le seul bénéficiaire d'une telle manne boursière. Paul Allen, le deuxième actionnaire principal possède 14% des parts et pèse ainsi trois milliards de dollars. Un tel avoir lui vaut de figurer en quatorzième position sur la liste Forbes de 1992. Si diverses institutions financières détiennent 31% des actions, les 21% restant sont répartis entre divers membres de la compagnie. Deux mille deux cent employés de Microsoft sont ainsi devenus millionnaires - un tiers d'entre eux dépassant la barre des 3 millions de dollars. Celui qui a reçu un millier de dollars en 1986 a vu ce pécule se multiplier par 25 en l'espace de six ans. Les parts de Steve Ballmer représentent plus d'un milliard de dollars.
Bill échappe à la plupart des archétypes habituels, relatifs aux hommes d'argent. Tout d'abord sur le plan visuel. Il n'est que d'observer la couverture d'un magazine affichant les Crésus de la planète pour en avoir le coeur net : que vient faire cet étudiant attardé au milieu d'une galerie d'individus plutôt austères ?
L'homme le plus riche des Etats-Unis déteste dépenser son argent et met un point d'honneur à ne pas dériver vers ce qu'il interprète comme les travers d'un mode de vie opulent. Sur le plan vestimentaire, sa seule excentricité concerne des pull en V en cashmere, une matière dont il raffole. Pour ses déplacements en avion, il voyage la plupart du temps en classe économique et se refuse le confort de la première classe. Commentaire de l'intéressé : "Voyager ainsi ne me pose aucun problème. Vous arrivez à destination aussi rapidement qu'en première classe." Il écarte sans ambiguïté la possibilité d'acquérir un avion personnel qui rendrait ses mouvements plus efficaces.
Mais pourquoi se prive-t-il des privilèges qui rendent ordinairement enviable la vie des grands de ce monde ? Pour quelles raisons résiste-t-il ainsi à la tentation d'un mode de vie opulent ?
"Pour ne pas m'habituer à ce genre d'attitude qui coupe de la vraie vie de manière négative. Cela fait partie de ma discipline."Le développeur Jeff Harbers propose une interprétation :
"Bill est soucieux de l'opinion de ceux qui l'entourent : s'il se comporte de façon différente, il pense qu'ils ne le respecteront plus".
Ann Winblad, une ancienne compagne de coeur, affirme que l'une des façons de le mettre en rogne après un repas en ville, consiste à présumer qu'il va prendre la note. Bill n'aime décidément pas être jaugé à l'aune de sa surface financière. Il en tire une simplicité de comportement qui est demeurée inchangée au fil des années. Certes, l'aisance permet tout de même de temps à autre de céder à l'un de ses caprices. Ainsi, lorsque Paul Allen l'appela en 1989 pour lui demander de signer au plus vite un chèque de 380 000 dollars, Gates s'exécuta sans sourciller. Il est vrai que son ami d'enfance avait mis la main sur deux objet adulés : des Porsche 959 qu'un citoyen allemand était en mesure de leur procurer. Paul hérita d'un modèle à la carrosserie blanche, tandis que Bill jeta son dévolu sur la 959 argentée. L'homme pressé prit un malin plaisir à pousser le véhicule - qu'il conduisait lui-même - jusqu'à des points de 270 kilomètres/heure.
Jusqu'en 1993, la blague qui courait sur le campus de Redmond était la suivante. "Le jour où Bill se mariera, cela ira un peu mieux." Mais le diable d'homme qui imposait des horaires inhumains à ses collègues ne semblait pas pressé de passer la corde au cou. Bien qu'il se montra farouchement discret sur sa vie privée, il était notoire qu'il avait eu de nombreuses compagnes au fil des années. Ce qui l'attirait chez les femmes ? Qu'elles soient intelligentes et indépendantes. Souvent instable, Gates était attiré par les relations fortement "romantiques" et peu enclin à la fidélité.
L'attirance pour la gent féminine s'était particulièrement développée dans les années quatre-vingt. Au temps de ses études, ses condisciples de Harvard ne se souviennent pas l'avoir vu fréquenter une petite amie. Le mathématicien attiré par les ordinateurs n'était pas du genre à se joindre aux soirées-rencontres vouées au rapprochement des sexes. Bill était cependant connu pour l'ampleur de sa collection de magazines Playboy et Penthouse et aurait effectué plusieurs visites dans la Combat Zone de Boston, célèbre pour ses repères de prostitués et ses films X. Mais l'étudiant studieux se contentait de manger une pizza, lire des livres et d'observer ce qui se passait autour de lui.
La première idylle d'importance a commencé au cours de l'été 1983 lors d'une soirée organisée sur le bord d'un lac à Madison Park. Bill fut présenté à la responsable des ventes de Prime Computer, Jill Bennet. Extérieurement, cette grande blonde arborait une stupéfiante ressemblance avec Libby, la petite soeur de Bill. Sa première question au président de Microsoft avait été on ne peut plus formelle : "Pourquoi ne développez-vous pas des logiciels pour les ordinateurs 32 bits ?". A la suite d'une telle entrée en matière, Bill l'affublera du surnom "32 bits". Il n'empêche qu'il fut attiré par le caractère combatif de la blonde jumelle de Libby. Le hasard voulait qu'elle soit née dans le même hôpital de Seattle que lui, à une journée d'intervalle. Outre les ordinateurs, ils partageaient une passion pour le tennis et se connaissaient des amis communs.
Bill se distinguait autant par sa timidité que par une concentration de tous les instants sur ses activités, accompagnée d'une inquiétude permanente.
"Il était toujours préoccupé de donner le meilleur exemple à ses employés, en arrivant tôt, en étant là tard dans la soirée, en donnant le rythme..." se rappelle Jill Bennett.
Cette polarisation avait deux effets connexes : une distraction pathologique pour les choses de tous les jours doublée d'une forte propension à l'insomnie. A en croire l'ancienne amie de Bill, celui-ci pouvait oublier de l'argent dans une veste qu'il envoyait à la blanchisserie ou des vêtements dans sa chambre d'hôtel. Comme avait le plus grand mal à dormir pendant la nuit, il lui arrivait fréquemment de s'écrouler brutalement sous un bureau ou sous les sièges d'un aéroport pour sombrer dans le délice d'un sommeil réparateur. Leur principale pomme de discorde concernait la vitesse à laquelle le Fangio de la technologie aimait conduire et qui dans certaines situations a réellement donné l'impression à Jill Bennett d'être en danger. Après une année de relation tumultueuse, elle s'est séparée de Bill, lassée du manque d'attention que lui accordait celui qu'elle ne pouvait voir qu'entre une heure et sept heures du matin.
Peu après avoir noyé son chagrin dans le saké, Bill a démarré une nouvelle romance avec une autre blonde, Ann Winblad. Intelligente et déterminée, cette femme d'affaires de Minneapolis avait tout pour plaire à Bill; elle était devenue millionnaire suite à une série d'investissements éclairés dans l'univers du logiciel. Leur rencontre au printemps 1984 lors d'un dîner-débat organisé par l'éditorialiste Esther Dyson avait donné lieu à une confrontation tenace sur les vices et vertus de Steve Ballmer. Devant les éloges de Bill à l'égard de son collègue et ami d'université, Ann Winblad avait répliqué qu'elle avait rarement rencontré individu plus détestable. Il n'en fallait pas plus pour séduire un homme perpétuellement attiré par les individus capables de lui tenir tête.
La relation entre Gates et Winblad va durer plusieurs années et les partenaires iront jusqu'à envisager de sceller leur union. L'âme soeur de Bill peut se targuer d'avoir eu temporairement un ascendant sur ses habitudes culinaires : le garçon naguère si négligent sur la qualité de sa nourriture, s'est converti pendant trois ans à la cuisine végétarienne Indienne et Thaï. Elle a également réussi à le convaincre de prendre quelques vacances en amoureux, étant entendu qu'il pourrait consacrer ces moments de détentes à la lecture.
"Nous avons eu un séjour dédié aux livres de physiques, un autre consacré à F. Scott Fitzgerald et un autre à la bio-technologie" se souvient Winblad.
Depuis leur séparation en 1987, Ann et Bill sont demeurés bons amis. Elle décrit son ex-boyfriend comme un individu qui aime être placé dans des situations extrêmes, évoquant un séjour en Caroline du Nord au cours duquel, il s'est mis en tête d'apprendre le delta-plane, faisant fi des recommandations de prudence de son instructeur. Son admiration demeure intense pour l'homme avec qui elle a longtemps partagé sa vie. Plusieurs amis de Bill affirment que leur relation avait quelque chose de "magique" et certains évoquent cette période avec une once de nostalgie.
Peu après sa rupture avec Ann Winblad, Gates renoncera à toute discipline alimentaire pour laisser libre cours à ses penchants pour les hamburgers. Il existe cependant un domaine dans lequel l'influence de la blonde intellectuelle s'est prolongé : la passion pour la biotechnologie.
C'est à la suite d'un week-end au Brésil avec Winblad, que Gates a découvert cet étrange sujet qui marie étonnamment la connaissance cellulaire et l'informatique. Deux livres ont été à la base de l'engouement. Le premier, Engines of Creation (Les Moteurs de la Création) d'Eric Drexler, a été le grand déclencheur.
"Ce livre est incroyable ! incroyable !" témoigne Bill. "Drexler explique pourquoi la révolution de l'information et la bio-technologie font partie d'un même mouvement."
Engines of Creation décrit une époque dans laquelle, grâce à la "nanotechnologie", des ordinateurs infiniment minuscules pourront réparer l'ADN et réinventer la façon dont les humains se comprennent. Le second livre, The Selfish Gene du zoologue Richard Dawkins d'Oxford avance le concept des "memes"; des pensées et modes de comportement élaborés et reproduits afin de survivre à travers les époques, pour la simple raison qu'ils seraient plus efficaces que les idées ordinaires. Gates se plaît à comparer les "memes" à des programmes qui pourraient apprendre par eux-mêmes et s'auto-organiser. De tels logiciels pourraient accélérer et améliorer le niveau de compréhension que nous avons de nous-mêmes et peut-être aider à rectifier les anomalies biologiques de la vie. Il s'avoue également intrigué par la perspective de pouvoir déchiffrer les codes génétiques -
"le logiciel le plus sophistiqué qui ait jamais été développé".
Fin 1992, l'Université de Washington reçoit une donation de 12 millions de dollars, destinés à permettre la création d'un département de bio-technologie moléculaire. Si Bill a déboursé une telle somme, c'est afin que l'université locale puisse attirer en son sein Leroy E. Hood, un pionnier en matière de bio-technologie âgé de cinquante-trois ans. Lorsqu'il était chercheur à l'Institut de Technologie de Californie, Hood s'était mis en tête de créer des ordinateurs capables de déchiffrer et reproduire la structure moléculaire des gènes. Pour mener à bien ses recherches, il avait fondé une société au nom évocateur, Darwin Molecular, avec pour objectif de découvrir des remèdes aux maladies génétiques et au sida, et de développer un "tueur de gène" qui serait programmé pour attaquer les tumeurs. Gates ne pouvait que se sentir attiré par de telles perspectives. En mai 1994, il investira cinq millions de dollars - conjointement avec Paul Allen - dans Darwin Molecular. Microsoft sera amenée à collaborer sur le logiciel destiné à analyser les montagnes de données relatives aux séquences génétiques.
Gates deviendra également l'actionnaire majoritaire d'une autre compagnie de bio-technologie, ICOS, qui étudie la façon dont les cellules communiquent entre elles. La théorie sous-jacente aux recherches ? L'hypothèse selon laquelle un grand nombre de maladies se développeraient lorsque les cellules se transmettent de "mauvais conseils" - tel le fait de rejeter a priori une substance étrangère quand bien même celle-ci serait curative. La participation du mécène s'élève à 6,35 millions de dollars.
A ses heures, Bill se révèle un investisseur avisé. Sa bible en la matière est un livre de Benjamin Graham "L'investisseur intelligent" publié en 1949 et devenu un classique du monde des affaires. Décédé en 1976, Graham était professeur de finances à Columbia et a eu pour élève Warren Buffet - le deuxième milliardaire américain en 1992.
Buffet était âgé de 60 ans lorsque les deux hommes se sont rencontrés en 1990, par l'intermédiaire d'un journaliste du Post de Washington. Bill et Warren ont immédiatement développé une amitié profonde doublée d'une admiration réciproque. Leurs itinéraires sont pourtant fort disparates. En tant que président de la société Berkshire Hathaway, Buffet a bâti sa fortune à partir de la gestion judicieuse d'un portefeuille d'actions particulièrement diversifié, qui va des pierres précieuses aux boissons gazeuses en passant par les lames de rasoir.
"Je l'envie tellement..." dit Bill. "Warren passe cinq à six heures par jour à lire dans son bureau. Il absorbe les informations, les analyse longuement et s'en tient à ses principes de base."
Gates avoue adorer les conversations qu'il entretient avec le vieux routier de la finance.
"Warren Buffet est d'une grande humilité, alors qu'il est capable de décrire simplement des choses extrêmement complexes. J'apprends énormément à son contact."
Parmi les conseils du vétéran que Bill suivra à la lettre, se trouve la lecture assidue de Benjamin Graham. En novembre 1993, les deux hommes passeront une semaine de vacances studieuses aux Bermudes afin de s'entretenir de la philosophie de Graham. En revanche, Bill échouera longtemps à persuader Buffet d'acquérir un micro-ordinateur. L'investisseur émérite ne se laissera convaincre que lorsqu'il découvrira qu'il peut jouer au bridge à distance grâce aux réseaux électroniques.
Peu après sa rupture avec Winblad, Bill a entamé une relation sentimentale avec une employée de Microsoft, de neuf ans sa cadette, Melinda French. C'est au cours d'un pique-nique organisé par la compagnie que Bill a fait la connaissance de cette jolie brune à l'esprit vif, titulaire d'un MBA et grande adepte du jogging. Melinda disposait d'un atout maître : Mary Gates était sous le charme en sa présence. La mère de Bill désespérait de jamais voir son rejeton devenir père, ses réflexions à propos des enfants dénotant une angoisse manifeste.
La liaison avec Melinda est demeurée secrète pendant plusieurs années, sur l'insistance de la jeune programmeuse, anxieuse d'échapper à l'attention des médias. Cela n'empêchera pas le couple de se montrer en public en plusieurs occasions, comme lors de la fête annuelle de Noël de Microsoft au Centre des Congrès de Seattle. Mais l'aventure connaîtra des hauts et des bas, et Bill sera parfois tenté par une vision plus libérale du Tendre avec d'occasionnelles soirées réservées aux célibataires. Les parents de Bill noteront cependant une évolution patente de l'attitude du vieux garçon lorsqu'il le verront se mettre à jouer avec le rejeton de sa soeur Kristiane lors de l'hiver 1991.
Vers la mi-1992, la liaison amoureuse avec Melinda devient plus intense et Bill redouble d'effort afin de protéger leur intimité, Melinda redoutant plus que jamais l'intrusion de la presse dans leur "love story". Au mois de juillet, la compagne de Gates s'enhardit à évoquer fiançailles et mariage. La réponse est on ne peut plus nette :
"Non. Il n'en est absolument pas question".
Mais le coeur de Bill va fondre à la suite d'une énième période de séparation.
Les fiançailles sont dévoilées par le National Enquirer en avril 1993. Pour célébrer l'événement, un voyage surprise est organisé à Omaha Beach afin d'aller choisir une bague sertie d'un diamant chez Borsheim's, une célèbre joaillerie appartenant à Warren Buffet - exceptionnellement, l'ami richissime de Bill a fait ouvrir la boutique un dimanche. Dans l'avion qui mène vers Omaha, le sexagénaire explique à Gates qu'en pareil événement, il avait investi 6% de sa fortune dans la bague de fiançailles, en signe de loyauté.
"Il m'a alors suggéré de faire de même pour Melinda" se rappelle Gates en éclatant de rire.
Le mariage aura lieu en comité restreint le 1er janvier 1994 sur l'île Hawaïenne de Lanai, dont la compagnie Dole Food possède quatre-vingt quinze pour cent des terres. Pour se prémunir des paparazzi, Gates dépensera sans compter. Toutes les chambres d'hôtel, tous les terrains de camping et tous les voitures de location ont été réservées. Pendant quarante huit heures, les abords de l'île sont soumis à surveillance par des hélicoptères patrouillant le littoral. Un seul journaliste, Scott Rensberger, tentera de passer outre les mesures de protection, mais il sera arrêté par des agents de sécurité dans un parc public et expédié hors de l'île manu militari.
La cérémonie s'est tenue dans une grande discrétion, avec de rares invités, parmi lesquels l'éditrice Katharine Graham, le milliardaire Warren Buffet et Steve Ballmer qui a servi de témoin. Pour enrober la soirée de suaves harmonies, le chanteur country Willy Nelson - artiste favori de la texane Melinda - avait été convié à rendre l'événement inoubliable.
Pourtant, conformément au voeu de Melinda, Gates continuera de protéger de plus belle sa vie privée. En juillet 1994, le magazine Playboy publie une interview fleuve au cours de laquelle le journaliste aborde le thème de la vie conjugale. Espiègle, Gates contourne les questions avec un malin plaisir.
"Le mariage simplifie la vie. Désormais, je ne me pose plus de questions sur la personne avec qui je vais passer mon temps libre".
Lorsque David Rensin, l'interviewer suggère que de nombreuses femmes auraient voulu être à la place de Melinda, il prend l'air étonné.
"Vraiment ? Elles voudraient disputer contre moi des tournois de puzzle ? Faire du golf avec moi ? Comment peuvent-elles savoir si c'est drôle de vivre avec moi ? Voudraient-elles lire les mêmes livres que moi ?".
Mais le jeune époux devient plus touchant lorsqu'il évoque ce qu'il ressent pour Melinda.
"C'est quelque chose de magique, difficile à décrire. Bizarrement, avec elle, je me sens marié. C'est vraiment étrange et va à l'encontre de tout ce que j'imaginais autrefois".
Mais contrairement aux prévisions de ses collègues, l'étalon de la productivité n'a pas ralenti son rythme de travail. Il est vrai que sa douce aimée connaît des horaires similaires à ceux de son bel ange blond.
Le nid d'amour du couple Gates sera une gigantesque demeure boisée située sur les bords du Lac de Washington à Medina, à dix minutes de canoë du centre-ville. A l'instar des résidences mythiques de milliardaires éminents tels que William Randolph Hearst ou Arthur Jones, elle sera le signe le plus ouvertement visible de la fortune de Bill. La maison dont la construction a démarré en 1991 devait initialement coûter dix millions de dollars, mais tout semble indiquer que la facture finale sera quatre à cinq fois plus élevée que le devis initial. Soucieux d'être "écologiquement correct", le leader du logiciel a fait bâtir sa propriété à partir de bois recyclé d'une ancienne scierie ou à partir de vieux immeubles en démolition, et demandé à l'architecte de ne pas couper un seul des arbres présents sur place, indépendamment des sommes à engager.
La légende veut qu'en 1988, un résident de la banlieue huppée de Médina ait vu débarquer un matin alors qu'il se rendait à sa boîte aux lettres, un jeune échevelé qui lui aurait déclaré "Bonjour. Je m'appelle Bill Gates et je suis prêt à payer 2 millions de dollars pour votre maison". Pour bâtir l'habitation de ses rêves, William Henry III avait en effet commencer par choisir méticuleusement l'emplacement idéal. Il avait ainsi repéré une surface de dix huit mille mètres carrés au bord du lac Washington. Il ne restait plus qu'à convaincre les trois propriétaires des sept terrains concernés de lui vendre leurs parcelles. Pour ce faire, l'enfant de la région déboursera quatre millions de dollars. Il fallait encore régler un détail - Gates n'appréciait pas la maison campagnarde à la française qui occupait une aire importante de son nouvel espace. Il s'est alors mis en quête de la revendre et a trouvé acquéreur auprès d'un couple voisin, William et Jero Boettcher. Le nouveau propriétaire leur a cédé la bâtisse pour cent mille dollars - un quinzième de sa valeur. Qu'est ce qui a pu poussé un négociateur si redoutable à négocier une vente à un tarif aussi modique ? L'immense économie que Bill réalisait en s'épargnant le coût d'une démolition.
Le 26 avril 1991, les habitants de Medina ont assisté à une scène surprenante : l'immense maison de briques à deux étages des Boetcher - 360 tonnes au total - a été transportée par voie fluviale sur une péniche de quinze mètres sur cinquante avant d'être réimplantée trois kilomètres plus loin à Hunts Points, toujours sur le bord de l'eau, pour le plus grand bonheur de ses nouveaux acquéreurs. Petit détail - le transport de la demeure a coûté deux fois plus cher que son prix d'achat.
La maison de Bill et Melinda a été bâtie à flanc de coteau et comporte sept pavillons reliés les uns aux autres par des tunnels souterrains. En bas de la pente, un ruisseau permettra aux truites et saumons d'évoluer en eau douce et de se reproduire. Sur le côté, un garage creusé dans le roc peut accueillir une vingtaine de voitures.
L'intérieur de la demeure évoque le manoir d'un moderne Münchausen. Bill a fait installer un trampoline dans une pièce au plafond surélevé afin de s'adonner à l'un des sports favoris. Dans la salle de culture physique dont les murs sont couverts d'une roche extraite d'un des plus hauts sommets régionaux, une cascade vient arroser une piscine de dix-huit mètres. La tentation de s'extraire de ce cocon princier sera difficile lorsque l'on sait que les pavillons recèlent une salle de jeu, une salle de cinéma et une bibliothèque de 14.000 livres. Afin d'accueillir ses hôtes comme il se doit, le maître de céans a prévu trois cuisines et un pavillon pour les dîners, capable de recevoir cent cinquante invités. Un architecte français, Thierry Despond, a été retenu pour la décoration intérieure après consultation de 25 cabinets internationaux.
Pourtant, le nouveau foyer de Gates constitue avant tout un domicile expérimental. Chaque pièce sera contrôlée par ordinateur - la température, le degré d'humidité et la sécurité étant pareillement gérés de manière électronique. Mais la demeure, équipée du nec plus ultra en matière de multimédia, sera surtout un réceptacle d'images et d'informations du monde entier. Bon nombre de pièces abriteront d'immenses écrans haute définition reliés à des ordinateurs surpuissants capables d'aller puiser dans d'immenses bases de données d'images. L'un des pavillons - de cinq mille mètres carrés - abritera des écrans sur 360 degrés sur les murs comme au plafond. Le seigneur du château pourra afficher à tout moment l'oeuvre d'art de son choix. Qu'il se sente d'humeur à admirer un Rembrandt, un Picasso ou un Monet, notre cyber-amateur affichera une peinture ad hoc : n'a-t-il pas acquis les droits de reproduction de pièces majeures du patrimoine mondial par le biais de sa société Corbis ? Les visiteurs de Bill et Melinda seront conviés à expérimenter les délices de ce véritable Disneyland électronique - sur simple pression de quelques boutons de télécommande, ils pourront obtenir les films ou documents sonorisés de leur choix. La propriété privée de Bill est ainsi appelée à devenir l'endroit idéal pour effectuer des démonstrations de technologies avancées à ses visiteurs et méditer sur la société numérique du futur dans laquelle l'information sera librement distribuée à tous.
Le seul problème que rencontre les futurs locataires de Medina concerne la technologie, qui ne progresse pas assez rapidement pour matérialiser les rêves du nouveau Getty. Les écrans géants qui permettront d'afficher les oeuvres d'art avec une netteté parfaite et l'absence totale de scintillement n'existent pas encore. En attendant leur naissance, un espace d'un mètre et demi a été aménagé entre chaque mur afin qu'il soit possible d'installer à tout moment les dernières innovations en matière de technologie vidéo. De même, les petits gadgets que les visiteurs porteront sur eux et qui contrôleront automatiquement l'éclairage et la température lorsqu'ils entrent dans une pièce, ne sont pas encore au point, la technologie ayant du mal à se mettre au diapason des anticipations du devin de l'ère numérique.
William Randolph Hearst, le magnat de la presse avait parcouru le globe en quête d'oeuvres artistiques pour sa maison de San Simeon. A Medina, l'art et la culture seront présents sous forme électronique. Autres temps, autres moeurs. Les hôtes de Medina auront tout loisir d'explorer l'oeuvre dont Bill s'est porté acquéreur en novembre 1994 lors d'une vente aux enchères chez Christie's à New York. Gates a établi un record en déboursant 30,8 millions de dollars soit 163 millions de francs pour l'original d'un manuscrit de Leonard de Vinci, un inventeur touche-à-tout auquel le magnat du logiciel voue une admiration sans borne. "C'est la personnalité la plus stupéfiante que la Terre ait jamais porté." estime Bill.
Le "Codex Hammer", document de 72 pages et de 360 dessins à l'encre brute est un carnet des notes prises par l'artiste italien entre 1506 et 1510, à Florence et à Milan. Bill est devenu son troisième propriétaire recensé, après la famille du comte de Leicester (1717 à 1980) et Armand Hammer. Loin d'avoir effectué un achat d'impulsion, le collectionneur de Seattle s'était patiemment documenté sur l'ouvrage et avait même lu intégralement une traduction. Bon prince, le nouvel acquéreur a annoncé que le manuscrit ferait le tour du monde des musées.
Que compte faire Bill de son immense fortune lors de ses vieux jours ? En distribuer l'essentiel - 95% - à des oeuvres de charité et à la recherche scientifique. Toutefois, afin de s'épargner quêteurs et importuns, il a clairement spécifié qu'il ne ferait rien avant d'avoir eu cinquante ans. Si le nouveau marié a exprimé le désir d'avoir six enfants, il n'entend leur transmettre qu'une infime partie de sa richesse.
"Je ne veux pas leur imposer un tel fardeau. Ils en auront suffisamment pour être à l'aise".
Lorsque David Rensin, le journaliste de Playboy lui a demandé s'il leur ferait cadeau d'un milliard de dollars, Gates a littéralement sursauté sur son siège.
"Vous êtes fou ! Rien de tel. 1% de cela peut-être... Des sommes aussi colossales sont troublantes, très troublantes !".
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