@Daniel Ichbiah - 1995
Comment décrire une
personnalité aussi insolite que celle de Bill Gates ? D'où sort cette fusion
invraisemblable d'Henry Ford, de Thomas Edison et de... Bugs Bunny ? Ne cherchons
pas à comprendre. Les êtres d'exception ont souvent le don d'échapper à toute
tentative de classification. Il est rarissime de rencontrer chez un même
individu les atouts dont Dame Nature, par une journée d'inspiration radieuse
dota ce rejeton de Seattle.
Que dire d'un individu devenu milliardaire en dollars à 31 ans, et dont la
fortune - s'élevant douze ans plus tard, à quelques deux cent milliards de
francs - en fait l'homme le plus riche du monde ? Que penser du président d'une
entreprise dont la croissance a le plus souvent été de 50% et dont la
capitalisation boursière dépasse celle de General Motors, de Ford, de 3M,
Boeing ou Eastman Kodak ?
Force est de reconnaître que l'individu échappe aux archétypes usuels du genre.
Le personnage a longtemps ressemblé à un Pierrot lunaire, n'ayant pas tout à
fait repéré la piste d'atterrissage qui sépare le monde de l'enfance de celui
des adultes. Certains ont pu être tentés de prendre à la légère cet éternel
adolescent, qui affichait un look d'étudiant attardé et d'intellectuel
binoclard sur le fond du campus verdoyant de Seattle, évocateur d'une culture
plus proche du rock et de l'écologie que de Wall Street. Mais ceux qui se sont
permis de regarder de haut ce jeune homme l'ont regretté amèrement.
Pas de doute, Bill possède un don. Une espèce de magie personnelle. Une
accumulation de qualités rares. Le mélange est étonnant car il combine des
vertus humaines élevées, avec une aptitude à gérer ses affaires qui tient à la
fois de la prescience, de la ruse et d'une maîtrise prodigieuse des éléments de
l'équation financière.
Ce qui m'a souvent frappé chez ce "Géo Trouvetout" du logiciel, c'est
l'ampleur de sa réflexion et son intelligence hors du commun. Confiez-lui un
problème quelconque et aussitôt la mécanique intellectuelle se met en marche,
comme excitée par un défi. Il n'est pas rare qu'il ressorte avec un point de
vue original et avisé sur le sujet. La surprise vient de ce qu'il aura englobé
dans son analyse des éléments qu'un esprit usuel négligerait de prendre en
compte. La quantité d'informations qu'il emmagasine de manière courante est
stupéfiante. Mais plus encore est sa capacité à broyer, concasser, malaxer et
mettre en perspective ces mêmes données afin d'aboutir à des conclusions surprenantes
par leur clairvoyance. Il tire même une satisfaction intense à discerner un
modèle au milieu de ce qui semblerait chaotique ou désorganisé. Déjà à l'école
primaire, ce surdoué des mathématiques désarçonnait ses professeurs par la
vivacité de son raisonnement. Il a conservé un goût prononcé pour les joutes
intellectuelles et ne vous respectera réellement que si vous vous montrez à la
hauteur. Si l’on ajoute qu’il aime s’environner d’individus tels que lui, on
peut mieux comprendre comment opère Microsoft.
Une anecdote permettra de mieux comprendre comment fonctionne Bill. Lors d’une
réception à laquelle participait Microsoft, un animateur est monté sur scène et
s’est lancé dans un impressionnant numéro de calcul mental : multiplications,
racines carrées, etc. Le lendemain soir, au cours d’un cocktail, Bill était en
train de discuter aimablement avec des convives. A un moment donné, il a
déclaré : « j’ai trouvé son truc !». Gates a demandé à un invité de lui donner
deux nombres à multiplier, et il a alors donné la réponse. Le numéro 1 du
logiciel avait passé une partie de la nuit précédente à tenter de comprendre le
mécanisme inhérent à de tels calculs !
Ce président aux allures de Tintin est également doté d'une vision audacieuse,
capable de percevoir plusieurs années à l'avance ce que sera le monde de
demain. Dès 1975, il avait perçu que les petites puces qui animaient les
micro-ordinateurs allaient déclencher une révolution sans précédent. Il s'est
alors lancé à corps perdu dans son aventure, la société Microsoft. Ajoutons à
cela une puissance de conviction imparable. Lorsqu'IBM est venue frapper à la
porte de la minuscule entreprise de Seattle en 1980 afin d'en savoir plus sur
la micro-informatique naissante, les visiteurs ont d'abord été déconcertés par
l'apparence juvénile de leur hôte. Mais comme l’a raconté plus tard Bill Lowe
d'IBM : "dès que Bill se mettait à parler, toutes les considérations sur
son âge disparaissait. Nous buvions ce qu'il disait".
style="mso-spacerun: yes"> Il ne fait pas bon
trouver sur sa route un tel combattant. Tous les ennemis d'antan de Microsoft
ont mordu la poussière et même Steve Jobs, fondateur d'Apple, a préféré faire
alliance en août 1997 plutôt que de tenter un ultime affrontement. Cette
intransigeance en affaires, Gates la manifeste ouvertement et sans états
d’âmes. Il va jusqu'à défier le gouvernement américain lorsque ce dernier
s'avise de lui chercher noises. Le Ministère de la Justice a longtemps préféré
jeter l'éponge, comme effrayé par la capacité de nuisances du potentat de
Seattle.
A cette attitude sans merci, Gates ajoute la ruse d'un joueur d'échecs qui
pousserait l'astuce jusqu'à focaliser l’énergie de ses adversaires dans des
batailles d'intérêt secondaire. S'il était général, il porterait "officiellement"
la guerre en Pérou, ferait en sorte que ses ennemis déplacent leur troupe sur
les hauteurs de la Cordillère des Andes. Et pendant que s'agiterait ce théâtre,
il investirait tranquillement le Vénézuéla. Il est vrai qu'il peut agir ainsi
parce qu'il est doté d'une capacité de vision des problèmes dans leur globalité
qui est rare.
On pourrait croire d'un homme si doué et impitoyable en affaires qu'il soit un
monstre froid et calculateur. Et pourtant, Bill est réellement différent dans
sa vie privée. Cool, attachant, Gates est dépourvu de toute trace de prétention
ou d'affectation - en sa présence, il faut faire un effort énorme pour se
rappeler qu'il est l'homme le plus riche du monde. Celui qui a terrassé IBM
peut même avoir les yeux mouillés lorsque l'on évoque le fait d'être papa.
A la manière d’un caméléon, Bill peut même changer de peau plusieurs fois en
une même journée. Lors d’une rencontre matinale, il peut sembler détaché,
amical et jovial, alliant une véritable gentillesse à une disponibilité permanente.
Une heure plus tard, le même homme se révèle acerbe et venimeux tandis qu'il
concocte une stratégie d'encerclement d'une société concurrente. Pendant le
déjeuner qui suit, le stratège implacable peut se transformer en jovial
énergumène, blagueur et primesautier. Plus tard, en fin de soirée, il peut
faire preuve d'une sentimentalité presque timide tandis qu'il ravive de manière
passagère un souvenir nostalgique. Autant de facettes qui contribuent à le
rendre globalement fascinant.
J'ai interviewé Bill Gates une vingtaine de fois et eu l'occasion de
l'approcher à maintes reprises au cours de salons, colloques et autres
réceptions. Au fil des années, j'ai été agréablement surpris de voir qu'il
avait conservé sa désarmante simplicité, une absence de préjugés et de
mondanités. L'homme est détendu, dépourvu de manières, naturellement convivial.
Myriam Lubow, l'une de ses premières employées résume cette qualité d'une jolie
phrase : "le plus difficile n'est pas de monter mais en montant, de rester
soi-même". S'il peut parler à des analystes financiers sur le ton le plus
sérieux qui soit, Bill se déride à la première occasion. Lors d'un voyage à Las
Vegas, je me souviens avoir été interpellé par un drôle de fêtard affublé d'un
chapeau noir et gentiment éméché qui m'a attrapé par l'épaule pour me demander
: "Hey ! Quand est-ce que le livre va sortir ?". Je me suis retourné
pour découvrir que le joyeux luron n'était autre que Bill. L'homme redouté par
IBM et par Sun s'amusait comme un adolescent au cours de l'une de ces soirées
survoltées que s'accordent les surmenés de la technologie.
style="mso-spacerun: yes"> L’accession à la position
d’homme le plus riche des Etats-Unis en 1992, a contribué à engendrer un
véritable mythe autour de l’homme. Dès cette époque, un journaliste de Fortune
avait fait remarquer que Gates était en mesure d'acheter la production annuelle
de ses 99 concurrents les plus proches, de brûler le tout - il disposerait
encore d'une fortune supérieure à celles de Ruppert Murdoch ou Ted Turner.
Pourtant, si l'on veut gêner Bill, il suffit de l'interroger sur sa richesse.
Il contourne alors la question de mille manières, souvent sur le mode ironique,
non sans un certain agacement : "L'argent ne me rapporte rien, si ce n'est
des questions indiscrètes". Il rappelle que sa fortune n'est que virtuelle
: elle est fondée sur le nombre d'actions qu'il détient de sa société. Et
insiste sur le fait qu'il ne s'en soucie pas le moins du monde. Les faits
corroborent cette attitude. Le premier milliardaire américain continue de
travailler à la façon d'un forcené, davantage préoccupé par la réalisation des
logiciels du futur, que par la gestion de son portefeuille boursier. Mieux
encore, il se montre économe, voyage souvent en classe économique et se nourrit
volontiers de pizzas à emporter. S'accorde-t-il quelques moments de réelle
détente ? Heureusement, oui. Notamment pour jouer au golf. Mais les vacances
ont toujours été un luxe pour celui qui se sent investi d'une mission :
"préparer l'ère de la communication".
Les frivolités de Bill sont modérées, si l'on considère l'étendue de sa
fortune. Elles se manifestent essentiellement par un penchant pour les voitures
de sport - dont une Ferrari 348 rouge ou une Porsche qu'il conduirait
volontiers à une vitesse supersonique s'il n'avait peur de se faire ôter son
permis. Le nouveau Gatsby s’est également fait construire une maison
techno-futuriste qui a coûté la bagatelle de 53 millions de dollars.
Vers la cinquantaine, lorsqu'il se retirera des affaires, Gates envisage de
distribuer 90% de sa fortune à des oeuvres. Il précise toutefois avec un
sourire malicieux qu'il attendra d'avoir atteint cet âge respectable pour
ouvrir les vannes, et que par conséquent, ce n'est pas la peine de lui écrire
maintenant ! En attendant, le milliardaire du logiciel effectue maintes
donations à des oeuvres caritatives ou à des universités. Et s'il a négocié un
à-valoir faramineux de 2,5 millions de dollars de Penguin Group pour les droits
de son livre, La route du futur, publié en novembre 1995, il a également
certifié que l'intégralité des royalties iraient à de bonnes oeuvres.
Autre facette
marquante de sa personnalité, Bill est un optimiste convaincu et militant. A
l'entendre, le monde futur sera bonifié par le multimédia. Pour lui, la
révolution numérique est un credo, une vision qui englobe la société toute
entière. Si l'on veut faire décoller l'ange blond vers des sphères
ensoleillées, il suffit d'aborder ce thème et aussitôt, les yeux pétillent, le
regard se pare d'une jovialité presque enfantine tandis que le corps entame un
balancement lancinant d'avant en arrière... Fasciné par le potentiel
d’Internet, Bill brosse un tableau idyllique de la société future, tout en
recourant à des exemples clairs, compréhensibles par tous. A l'entendre, tout
va devenir plus facile : apprendre, faire ses emplettes, suivre une visite
médicale...
La civilisation multimédia qui se met en place avec le rapprochement des géants
de l'audiovisuel, des télécommunications et de l'informatique est une aubaine
pour le président de Microsoft. Dans quels domaines entend-il apporter sa
contribution ? Tous, sans exception. La télévision interactive est sur toutes
les lèvres ? Bill tente un rapprochement avec les principaux câblo-opérateurs
américains. Le sans fil est l'avenir du téléphone ? Gates juge s'allie avec le
leader du domaine (McCaw) afin de développer un réseau planétaire qui
nécessitera la mise en orbite de 840 satellites. Il se rapproche également de
NTT - le géant japonais des télécoms - afin d'offrir des services multimédia
sur le réseau téléphonique du Japon. Le cinéma n’est pas en reste, Gates ayant
opéré un rapprochement avec le trio, Spielberg-Geffen-Katzenberg, en vue de
réaliser les films interactifs censés captiver une génération accoutumée aux
jeux vidéos.
Si nécessaire, Gates n'hésite pas à racheter les compagnies qui possèdent le
savoir faire qui manquerait à Microsoft. Des millions de spectateurs
s'extasient sur les dinosaures en images de synthèse de Jurassic Park ? Message
reçu. Gates absorbe l'éditeur Softimage, dont les logiciels ont servi à
dessiner lesdits reptiles. Les logiciels capables de repérer le meilleur
itinéraire intéressent un nombre croissant d'automobilistes ? Qu'à cela ne
tienne, il acquiert NextBase, spécialiste du domaine. S'il manque des pièces
dans sa gamme Internet, il fait allègrement son shopping, absorbant UUNet
(fournisseur d'accès), Vermeer Technologies ou eShop - leader dans le secteur
particulièrement prometteur du commerce électronique. Un tel appêtit a fini par
alarmer les autorités américaines: le touche-à-tout du software serait-il en
train de développer un monopole à nul autre pareil, qui l'amènerait à prendre
le contrôle effectif de la civilisation de l'information?
La croissance ininterrompue
de l’empereur du logiciel suscite une inquiétude croissante. L’évocation de
Microsoft déclenche des expressions telles que « Big Brother », « monopole », «
abus de position dominante »... A tort ou à raison, Microsoft et son président
sont devenus la cible préférée des commentateurs du monde de l'informatique et
d'Internet. Il est courant d'entendre dire que Gates est en passe de devenir
l'homme le plus puissant du monde, avec la capacité à terme de dicter sa loi
aux gouvernants et partant, aux gouvernés. Les sites Web appelant au boycott de
Microsoft et déclamant leur aversion pour cette société se sont multipliés au
cours de l'année 1997.
S’il n’est pas dénué de fondement, l’argumentaire de nombreux détracteurs pêche
par une compréhension trop partielle du phénomène et de son historique. Il en
vient à masquer une réalité : Gates et sa société demeurent des cas d’école
remarquables. La puissance de Microsoft est certes intimidante. Mais sa
réussite tient avant tout à une capacité sidérante de réagir aux événements, de
les assimiler, et d'en tirer le meilleur parti. Jean Louis Gassée, ancien
dirigeant d'Apple France, a eu cette phrase pleine de justesse : "L'ironie
est que pour une large part, le succès de Microsoft résulte de l'excellence de
ses équipes, à commencer par son chef." Et d'ajouter qu'il est
particulièrement difficile de faire la part entre le méritoire et l'abusif.
"J'aimerais être perçu
comme un leader qui dit : allons-y ! Faisons-le ! Quelqu'un qui et montre un
exemple d'énergie et d'enthousiasme" explique le fondateur de la
multinationale du logiciel. Pour mettre en œuvre sa vision, l'homme a su
s'entourer de grands créatifs et leur donner un environnement propice à leur
épanouissement. Qui connaît un peu la population des programmeurs sait qu'un
grand nombre d'entre eux sont des individus atypiques et insoumis. Dans le
campus de Microsoft, à Redmond, cette faune se sent chez elle. D'immenses
sapins environnent les bâtiments séparés par de grandes pelouses au milieu
desquelles ont été aménagés fontaines et aires de loisirs. A midi, on voit se
développer l'atmosphère d'un campus comme celui de Berkeley : certains
jonglent, d'autres en short s'exercent au boomerang, une asiatique joue de la
harpe sur la pelouse au milieu des canards, un joyeux trio de dames en ciré
répètent une pièce pour violoncelle... L'ambiance évoque celle d'un village
d'étudiants malicieux, en marge de l'establishment. Une visite dans les locaux
conforte cette apparence. Chacun s'habille à son aise et décore son bureau comme
bon lui semble : poupées gonflables, aquariums, jeux de fléchettes cohabitent
avec guitares électriques... J'ai demandé un jour à Bill si le campus avait
concrétisé un rêve d'enfance et aussitôt, l'être jovial s'est refermé comme une
huître, endossant la carapace du businessman.
L'un des talents de Gates pourrait cependant être d'avoir créé un contexte de
rêve pour ces bohèmes de génie et avoir réussi à canaliser leur talent en vue
de leur faire réaliser des produits qui peuvent être vendus aux cadres des
grandes entreprises. On n'imagine pas à quel point le logiciel s'apparente à
une oeuvre d'art avec ses aléas et vicissitudes. Lors de mon enquête, j'ai été
surpris d'apprendre qu'Excel - l'un des logiciels vedettes de Microsoft - avait
failli ne jamais voir le jour. Le programmeur qui en était responsable,
personnage fantasque d'allure hippie s'était fâché avec Bill, avait pris son
sac à dos et s'en était allé sur les routes... Les cadres financiers qui s'en
remettent à Excel pour les prévisions budgétaires de leur conglomérat du haut
d'une tour de Manhattan auraient hésité à prendre en stop cet émule de Kerouac
s'ils l'avaient croisé sur une route de Californie.
Par comparaison aux entreprises de la Silicon Valley, Microsoft fait preuve
d'une étonnante stabilité de son personnel. Et le premier de cordée peut
compter sur une fidélité sans faille de la part de ses troupes. En dépit de la
position imprenable dont bénéficie Microsoft, l'attitude de ses membres évoque
le plus souvent celle d'une start-up. Si le défi est à la hauteur, ces
individus n'hésitent aucunement à sacrifier leurs nuits et week-ends pour
mettre au point le produit à même de faire remporter une bataille.
Lorsque Gates a réalisé en 1995, qu'il faisait fausse route, et qu'il fallait
sans plus attendre prendre la direction d'Internet, il n'a fallu que quelques
mois à Microsoft pour virer à 180°. Au début de l’année 1996, les développeurs
n’ont pas hésité à venir travailler soir et week-end, comme lors des époques
homériques, et l’on a vu revenir les légendaires sacs de couchages dans les
pièces. Si Bill Gates parvient à obtenir un tel dévouement de ses programmeurs,
cela vient en partie de son aura intellectuelle, de son humilité face aux
erreurs qu’il reconnaît avoir commises et de son absence totale de suffisance
vis-à-vis de ses employés.
Einstein a dit un jour que le trait le plus noble de l'être humain résiderait
dans "la capacité à s'élever au-dessus de la simple existence en se
sacrifiant soi-même à un but". Cette définition pourrait s'appliquer à
Citizen Gates dont l'essentiel de l'existence est consacré à la conduite des
affaires de Microsoft. Le succès sans précédent de la compagnie n'est
aucunement prétexte à un relâchement. "Le capitalisme a cette capacité à
maintenir perpétuellement les plus grandes compagnies sur le fil du
rasoir" commente Bill, qui cultive une vigilance permanente.
Travailler sous la tutelle d'un tel surdoué n'est pas tous les jours agréable,
car l'homme fait preuve d'une exigence démesurée. L'un de ses adjoints, Charles
Simonyi, a eu cette formule : "la plupart des individus sont bons dans un
domaine particulier. Gates est spécial en ce sens qu'il est bon dans une
dizaine de domaines au moins". Le problème pour ses proches, c'est qu'il
attend d'eux une acuité intellectuelle et un dévouement à la hauteur. Ceux qui
choisissent de rejoindre le bateau Microsoft peuvent s'attendre à des semaines
de quatre vingt heures et un rythme effréné, d'autant que Captain Bill peut
manifester une rudesse extrême vis-à-vis de ses collègues. Certains employés
racontent comment au cours d'une réunion, il s'est permis de réduire à néant
leurs idées d'un lapidaire "c'est la chose la plus stupide que j'aie
jamais entendue". Si on l'interroge sur une telle manie, Bill la
relativise en expliquant qu'il emploie cette expression plusieurs fois par
jour. Il demeure que les employés de Microsoft sont grassement récompensés de
leur zèle : plus de trois mille d'entre eux seraient aujourd'hui millionnaires
en actions. Qui n'endurerait pas quelques brimades lorsque la carotte est aussi
volumineuse ?
La légende voulait que le capitaine se calme le jour où il prendrait épouse. Il
n'en a rien été. C'est tout juste si désormais, il rentre plus souvent à la
maison à vingt trois heures qu'à une heure du matin. Pas de problème pour
Melinda, une texane bien dans sa peau, accoutumée à une telle activité
frénétique. Au moins le mariage aura-t-il calmé ses ardeurs séductrices.
"Désormais, je ne me pose plus la question de savoir avec qui je vais
passer mon temps libre" ironise le mâle pragmatique qui pour le reste,
érige un mur infranchissable sur sa vie privée. Fait remarquable, il a tout de
même cru bon de demander l'avis d'une ancienne petite amie, Ann Winblad, une
intellectuelle brillante, avant d'épouser celle qui est devenue sa femme !
Depuis le début des
années 90, le géant du logiciel est dans le collimateur du Ministère de la
Justice qui, au vu de ses enquêtes, semble estimer que la montée en puissance
de Microsoft ne se serait pas effectuée de manière loyale. En 1995,
l’administration Clinton a préféré le compromis, peut-être effrayée par la
capacité de nuisances du potentat de Seattle (d’aucuns prétendent que les
amitiés politiques auraient joué leur rôle). Il aura fallu attendre octobre
1997 pour que Janet Reno, Ministre de la Justice, se livre à une attaque
frontale.
Il existe bel et bien une face cachée de la lune. Dans la mesure où Gates voue
une admiration ouverte aux grandes personnalités de l'histoire - Léonard de Vinci,
Roosevelt, Edison, mais aussi Napoléon - la presse ne se prive pas de lui
prêter des intentions hégémoniques. Etant donné les moyens financiers dont elle
dispose pour ses opérations de prestige, l'armada de Redmond déploit un
spectacle colossal et pas toujours du meilleur goût. La puissance financière de
Microsoft est telle qu'elle peut se permettre d'investir 250 millions de
dollars pour lancer Windows 95 - une somme comparable à ce qu'a rapporté Men in
Black, le succès cinématographique de 1997. En outre, au sein d'un personnel de
plus de vingt deux mille individus, se retrouvent fatalement quelques recrues
altières, arrivées après l'essentiel de la bataille et trop heureuses
d'endosser l'armure du soldat victorieux à peu de frais.
Tyrannosaurus Gates a souvent agi de manière à éliminer impitoyablement ses
concurrents. Une loi de la jungle inhérente au monde des affaires ? Peut-être,
si ce n'est qu'en la matière les dés sont pipés, car les compétiteurs sont
obligés de s'en remettre à Microsoft pour obtenir les informations nécessaires
à l'écriture de leurs propres logiciels. Cette situation remonte à 1981, époque
à laquelle IBM a décidé d'équiper ses PC du système d'exploitation MS-DOS de
Microsoft.
Du fait qu'elle définit le logiciel de base des PC, (MS-DOS et Windows),
Microsoft est en mesure de changer les règles du jeu, et de compliquer la
partie pour ses concurrents. Ceux-ci doivent parfois travailler beaucoup plus
durement qu'il n'est nécessaire pour demeurer dans la compétition.
Au début des années 90, WordPerfect ou Lotus, étaient encore n°1 mondiaux de
leur secteur. Or, les présidents de ces deux compagnies n'avaient de cesse à
cette époque de crier leur crainte des avancées de Microsoft, expliquant que le
combat était devenu inégal et que leur survie était menacée. Ils avaient vu
juste... Si l’on évoque ces anciens compétiteurs, Gates a beau jeu de faire
remarquer que Microsoft a pris des risques énormes, choisissant la route de
l'innovation alors que de tels éditeurs ont préféré une voie plus
conservatrice. Il n'a pas totalement tort.
La situation est toutefois radicalement différente à l'aube de l'an 2000, étant
donné la taille redoutable qu'a atteint le n°1 du logiciel. Son système
d’exploitation, Windows, est présent sur plus de 90% des ordinateurs de la
planète. Gates ne peut ignorer le fait que Microsoft peut désormais réduire en
miette les petits éditeurs. Une recette ? Offrir gratuitement avec Windows, un
logiciel dont la vente est cruciale pour ce concurrent.
Imaginons une grande surface qui verrait s’ouvrir à ses côtés une petite
confiserie, offrant des chocolats de qualité supérieure. Pour se débarrasser de
ce gêneur, elle pourrait décider, pendant un certain temps, de distribuer
gratuitement cette denrée à tous ses clients. Suffisamment longtemps pour
acculer le petit commerçant à la faillite... Pourrait-on alors parler d’abus de
position dominante ?
Au début des années
90, la société Stac s'était fait une place au soleil en vendant un logiciel de
compactage des informations, Stacker. La popularité de ce produit avait été
suffisante pour que Stac procède à une entrée en Bourse en mai 1992.
Séduite par Stacker, Microsoft est entrée en contact avec Stac afin d'acquérir
la licence de ce logiciel. Les négociations ont traîné sans que les deux
parties parviennent à un accord. Microsoft a finalement abandonné l'objectif
d'acquérir Stacker et a claironné que la prochaine version de son système,
MS-DOS incluerait un programme de compactage développé en interne.
Peu après cette annonce, l'action Stac a vu son cours amorcer une chute libre,
au point où ses actionnaires ont intenté un recours collectif en justice. En
l'espace d'un an, les revenus de Stac se sont divisés par deux.
La petite société californienne a porté l'affaire devant les tribunaux,
accusant Microsoft d'avoir profité des négociations pour étudier le «code»
programmé par Stac et de s'en être inspiré. Le jugement rendu le 23 février
1994 a décrété que Microsoft devait verser 120 millions de dollars de dommages
et intérêts. Plutôt que de faire appel, le géant a négocié un accord à
l'amiable au terme duquel Microsoft a acquis la licence des technologies
développées par Stac - pour la somme de 83 millions de dollars.
Microsoft soutient qu'en intégrant des logiciels dans son système
d’exploitation (hier MS-DOS, aujourd’hui Windows), elle satisfait au mieux le
consommateur. Cette attitude a d’ailleurs amené The Economist à comparer Gates
à un «dictateur bienveillant qui donne au peuple ce qu'il attend». Il demeure
que la boulimie d’achats du numéro un entraîne une situation agaçante.
Lorsqu’un créateur a développé un logiciel d’intérêt, il se retrouve souvent
face à un dilemme. Soit, il accepte de se faire racheter par Microsoft, soit il
court le risque de voir le géant développer (ou acquérir) un produit similaire,
et de l’anéantir en bradant si nécessaire un tel produit.
Un tel scénario
d’encerclement menaçait de se dérouler à l’encontre de Netscape Corp. Cette
société californienne s’était fait une place au soleil en diffusant dès 1994 un
logiciel permettant de «surfer» sur le Web de manière conviviale. Netscape
Navigator est devenu par la force, le logiciel favori des internautes.
Microsoft a contre-attaqué en rachetant un logiciel concurrent, Spyglass, et
l’a rebaptisé Internet Explorer. L’éditeur a ensuite jugé bon d’intégrer
directement Internet Explorer, dans Windows. Une telle décision signait la mort
pure et simple de Netscape à plus ou moins long terme.
C’est à l’occasion de cette affaire que l’on a vu le ton monter au niveau du
Ministère de la Justice. Janet Reno, épaulée par de nombreux procureurs d’états
américains semble avoir décidé que cette fois, l’éditeur de Seattle ne s’en
tirerait pas à si bon compte. Signe de l’ire gouvernementale, Microsoft s’est
même vu menacé d'une amende d'un million de dollars si elle persistait dans sa
décision d’intégrer Internet Explorer dans Windows.
L’attitude présomptueuse de certains cadres, notamment Steve Ballmer, numéro 2
de la compagnie, ou William Neukom, responsable des services juridiques, a sans
doute contribué à stimuler l’irritation gouvernementale. Maintes déclarations
arrogantes auxquelles ils se sont livrés laissent à penser qu’ils ont pu
entretenir le sentiment qu’avec la puissance atteinte, Microsoft était devenue
intouchable.
Les membres de la division anti-trust, pour leur part, ont vu s’accumuler les
témoignages faisant état d’un abus de position dominante. Et il apparaîtrait
même que certains éditeurs ou constructeurs n’auraient pas osé apporter leur
caution aux enquêteurs du Ministère de la Justice par crainte des représailles
potentielles.
Le temps d’une régulation gouvernementale est donc devenu nécessaire pour
assurer un rééquilibrage des forces en présence et il est souhaitable que le
gouvernement américain soit plus combatif en 1998 qu’il ne l’a été jusqu’alors.
Face à de telles
attaques dont il estime qu’elles sont orchestrées par ses opposants, Gates
affiche une attitude stoïque, estimant qu’il y là la rançon d’un succès
extraordinaire, un succès qui constituerait en soi, une fabuleuse réponse à cet
immense vacarme !
Il demeure que l’ampleur de la contestation a pris une dimension qui dépasse
largement le simple cadre du logiciel et de la technologie. Les accusations
portées en novembre 1997 par Ralph Nader, avocat et célèbre défenseur des
consommateurs, pourraient avoir une large portée, dans la mesure où elles sont
lancées par une personnalité qui n’a réellement aucun intérêt personnel dans la
balance.
Devant l’ampleur d’une telle controverse, Microsoft traverse une étape cruciale
de son histoire. Il n’est pas impossible que Gates en tire la conclusion que
l’heure est venue d’adopter une plus grande humilité, au niveau global. Faute
de quoi, l’entreprise phare de la fin du vingtième siècle pourrait se heurter à
un véritable écueil.
Même si Microsoft a
connu sa réussite d’une façon relativement légitime (« nous n’avons jamais
forcé qui que ce soit à acheter nos produits » aime à dire Gates), il est
totalement juste que des sociétés plus petites telles que Netscape cherchent
aujourd’hui l’appui d’entités extérieures telles que le Ministère de la Justice
ou le mouvement de Ralph Nader pour assurer leur survie.
Netscape a le même droit que Microsoft à utiliser toutes les armes possibles et
imaginables pour assurer sa pérennité. De manière générale, les compétiteurs de
Microsoft ont beau jeu de tenter de survivre par tous les moyens, quitte à se
liguer et faire intervenir les gouvernements. Chaque intervenant de l'arène du
logiciel a une même légitime aspiration à persister.
La mainmise d’une entreprise sur un secteur peut donner lieu à des tentations
de comportement partiaux. Ainsi, Disney, inquiète de la montée de studios
d’animation concurrents tels que Dreamworks, Fox et Warner, a refusé de
diffuser les spots de promotion du dessin animé Anastasia de Fox sur la chaîne
de télévision qu’elle contrôle, ABC.
Nul n'aurait à gagner qu'un seul acteur régimente l'essentiel de l’activité du
logiciel. Les utilisateurs ont globalement intérêt à ce que puissent exister,
régulièrement, des petites sociétés capables d’accélérer l’histoire en matière
de micro-informatique par leur capacité d’innovation.
Au fond, si Bill a un
défaut, c'est une obsession à vouloir être constamment le meilleur en tout. Il
semble détester se retrouver en position d'infériorité, ne serait-ce que
pendant quelques secondes. Lors d'un dîner informel à Paris, je m'étais permis
de lui dire, d'un ton de plaisanterie "quoi ! tu ne parles pas le français
? Mais moi, à trois ans, je savais déjà parler français !" Gates m'a alors
répondu de façon sèche "Oui, mais à vingt ans, tu n'avais pas créé ta
propre compagnie !". Il n'y avait aucune trace d'humour dans sa réponse.
Il n'appréciait tout simplement pas d'être déstabilisé. Mais personne n'est
parfait et l'adage vaut pour le surdoué du logiciel. Il est tellement persuadé
d'avoir la vision correcte qu'il en vient inévitablement à vouloir imposer ses
propres solutions. Si l'on extrapole une telle attitude à l'échelle de la
civilisation de l'information, on peut prendre mesure de son appétit de
pouvoir. Les débats sur Internet ne manquent pas de soulever la crainte d'un
futur digne d'Orwell où l'on trouverait du Microsoft dans tous les objets de la
vie courante : la télévision, l'ascenseur, l'automobile, son portefeuille
électronique... Seuls les Martiens y échapperaient. Mais pour combien de temps
?
Par bonheur, la vision globale entretenue par Gates est humaniste, même si elle
prend la forme d'une guerre impitoyable sur le plan commercial. Big Brother ne
semble pas faire partie du grand plan. Et à tout prendre, puisqu'il faut
nécessairement un leader à toute entreprise humaine, force est de constater que
le mérite personnel de Bill est supérieur à celui de bien d'autres acteurs du
microcosme cyber. Il possède des qualités de vision, et de catalyse qui font
parfois défaut à ceux qui aimeraient monter sur le podium, sans toutefois
partager le même détachement vis-à-vis de la réussite.
Il existe par ailleurs un mot que Bill répète fort souvent au hasard de ses
conversations : "fun", que l'on pourrait traduire par le plaisir
ludique. Bill ne travaille pas, il ne conquiert pas des marchés, il s'amuse, et
les journées sont trop courtes pour ce personnage en perpétuelle ébullition. Ne
le perdez pas de vue : il est déjà loin, très loin... Il est vrai que Bill
s'amuse à changer le monde. Et c'est peut-être la clé essentielle de son
approche. Comme il le dit lui-même "Quelle est la raison pour laquelle
quelqu'un créerait une compagnie et chercherait à avoir un grand impact sinon
pour s'amuser ?"
Copyright Daniel Ichbiah - éditions Pocket & 00h00